« Le numérique au service de l’école de la confiance » : attention, ceci n’est pas de la science-fiction. Réflexions critiques sur la "stratégie numérique" du Ministère.
(actualisé le )
La lecture du dossier sur Le numérique au service de l’école de la confiance, sur le site du Ministère, laisse une drôle d’impression. On se demande parfois si on n’est pas en train de lire le script d’un épisode de Black Mirror . Malheureusement, ce n’est pas le cas. Ce qui se dit, en novlangue, mais sans détour, dans ce texte ahurissant, c’est le sens profond du projet de Blanquer pour l’école.
« La stratégie numérique du ministère » : des échanges de bons procédés avec la « EdTech ».
Les auteurs du texte commencent par exposer les grands principes de « la stratégie numérique du ministère ». L’école, nous apprend-on, est entrée dans « l’ère du big data » : elle produit une masse énorme de « données scolaires et traces d’apprentissage » qui ne demandent qu’à être exploitées et mises en valeur (dans le respect du RGPD, bien entendu...) « pour renforcer une individualisation des parcours et des apprentissages, une évaluation plus performante des élèves et le développement de nouveaux outils pour les professeurs » (on reviendra plus loin sur ces perspectives si excitantes). Pour traiter toutes ces données, il faudrait compter sur les « progrès technologiques liés à la puissance de calcul et à l’intelligence artificielle qui marquent notre époque ». La croyance un peu naïve en l’IA (rappelons que l’IA n’est pas aussi intelligente qu’on veut nous le faire croire) affichée tout au long du texte lui donne un côté un peu SF ; mais derrière le délire futuriste et scientiste de façade, on découvre vite (à la fin du texte) une réalité beaucoup plus prosaïque. L’école produit des tas de données : ce serait vraiment dommage de ne pas en faire profiter le marché de l’éducation. C’est pourquoi, « afin de favoriser le développement et la diffusion des innovations numériques dans les domaines pédagogiques et éducatifs, le ministère de l’Éducation nationale souhaite proposer une série d’actions visant à accompagner et soutenir les activités du secteur de la EdTech. » EdTech ? Quesaco ? Kosasa ? « L’association EdTech France rapprochent [sic] entreprises innovantes, organismes de formation et acteurs institutionnels pour promouvoir l’usage du numérique au service du développement des compétences » [1]. À ces bienfaiteurs désintéressés, l’école de la confiance ouvre grand ses portes [2]. On comprend que la « stratégie numérique du ministère » se résume à un calcul simple : faire profiter des entreprises privées des données produites par l’école, en échange de la mise à disposition de certaines de leurs ressources (équipements, logiciels, etc.) [3].
L’évaluation permanente des élèves et la relégation des enseignants aux statut d’usagers des machines à évaluer.
Selon les rédacteurs du texte, le numérique doit « libér[er] progressivement les professeurs d’un certain nombre de tâches apparaissant secondaires au regard des enjeux pédagogiques actuels ». On ne comprend pas tout de suite très bien à quelles « tâches secondaires » il est fait allusion, mais on se dit que c’est super, le numérique, ça nous rend plus libres. On verra bientôt qu’il s’agit de « certaines tâches de correction fastidieuses » : alors là, on applaudit, parce que nous les profs, on n’aime pas les tâches fastidieuses. Et « en même temps », on se demande : est-ce qu’on n’est pas en train de nous caresser dans le sens du poil pour mieux faire passer la pilule ? Et si c’étaient en fait les tâches qui définissent ce qu’il y a d’essentiel dans notre métier qui étaient menacées ? Poursuivons notre lecture pour en avoir le cœur net. « C’est dans cet esprit que le ministère, en s’appuyant sur les innovations technologiques (intelligence artificielle, objets connectés, simulations immersives, blockchain, etc.) accompagnera le développement de solutions numériques qui aideront les professeurs dans leur quotidien (entraînement, remédiation, auto-positionnement, activités d’évaluation, etc.) ». C’est clair, les enseignants sont appelés à passer du statut de producteurs de contenus pédagogiques à celui d’usagers des « solutions numériques » développées par des entreprises privées pour évaluer les élèves. Car l’école du XXIe siècle est celle de l’évaluation permanente [4]. Si le numérique doit apprendre quelque chose aux élèves, c’est à s’accoutumer à l’évaluation constante de leurs performances : qui a dit que l’école ne préparait pas au monde du travail ? Mais que les profs se rassurent : plus d’évaluations, ça ne veut pas dire plus de corrections, puisque c’est l’intelligence artificielle qui corrigera les copies à notre place [5] ! Pas besoin d’être devins pour comprendre ce que ça veut dire : on va adapter les évaluations aux capacités de correction des machines. Et comme on risque d’attendre longtemps que des machines soient capables d’apprécier la pertinence d’un argument ou d’une référence, ou de faire la part entre la démarche et le résultat dans la résolution d’un problème, on imagine le type d’exercices qui seront ainsi évalués : la réalisation hors contexte de micro-tâches qui permettront à la machine de remplir de beaux tableaux des compétences acquises par l’élève... On a vraiment du mal à croire que ces « pratiques […] innovantes doivent permettre de construire les compétences attendues des élèves au XXIe siècle : pensée critique, créativité, résolution de problèmes, collaboration, littératie numérique, ainsi que les habiletés sociales, culturelles, citoyennes » (comme si on avait attendu le XXIe siècle pour mettre l’esprit critique et la créativité au cœur des pédagogies émancipatrices...). On devine bien plutôt que la véritable finalité de « l’école de la confiance », c’est de former une main d’œuvre flexible et docile.
Mais les objectifs affichés de « la stratégie numérique du ministère », comme l’individualisation des parcours, la différenciation pédagogique, c’est quand même séduisant, non ? C’est bien dans l’intérêt des élèves ? À voir ! Là encore, c’est l’intelligence artificielle qui fera (presque) tout le boulot à notre place ! Ce qui se confirme, derrière l’utopie de l’intelligence artificielle au service de la pédagogie, c’est la destitution progressive des pédagogues, relégués au rang d’usagers des machines, plus qualifiées qu’eux pour « recommander des contenus ou des ressources », individualiser les parcours, déterminer les « situations d’apprentissage » et les modalités d’accompagnement (prétendument) les plus profitables à chaque élève [6].
Est-ce qu’ils y croient vraiment ?
Arrêtons-nous là [7]. On pourrait se demander si les auteurs croient vraiment à tout ce qu’ils nous racontent. On a de bonnes raisons d’en douter. Il faudrait faire précéder ce texte d’un avertissement à la Magritte : « Attention ! Ceci n’est pas de la science-fiction. » Tout ce délire technophile et futuriste ne sert qu’à enrober la réalité du projet de Blanquer pour l’école : faire de l’école publique une ressource et un client sur le marché de l’éducation, soumettre les élèves à une évaluation permanente de leurs performances, reléguer les enseignants du statut de producteurs de contenus pédagogiques à celui d’usagers des outils vendus par des entreprises privées. Écœurant et profondément inquiétant.