« Le numérique au service de l’école de la confiance » : attention, ceci n’est pas de la science-fiction. Réflexions critiques sur la "stratégie numérique" du Ministère.

(actualisé le ) par sudeduc974

La lecture du dossier sur Le numérique au service de l’école de la confiance, sur le site du Ministère, laisse une drôle d’impression. On se demande parfois si on n’est pas en train de lire le script d’un épisode de Black Mirror . Malheureusement, ce n’est pas le cas. Ce qui se dit, en novlangue, mais sans détour, dans ce texte ahurissant, c’est le sens profond du projet de Blanquer pour l’école.

« La stratégie numérique du ministère » : des échanges de bons procédés avec la « EdTech ».

Les auteurs du texte commencent par exposer les grands principes de « la stratégie numérique du ministère ». L’école, nous apprend-on, est entrée dans « l’ère du big data » : elle produit une masse énorme de « données scolaires et traces d’apprentissage » qui ne demandent qu’à être exploitées et mises en valeur (dans le respect du RGPD, bien entendu...) « pour renforcer une individualisation des parcours et des apprentissages, une évaluation plus performante des élèves et le développement de nouveaux outils pour les professeurs » (on reviendra plus loin sur ces perspectives si excitantes). Pour traiter toutes ces données, il faudrait compter sur les « progrès technologiques liés à la puissance de calcul et à l’intelligence artificielle qui marquent notre époque ». La croyance un peu naïve en l’IA (rappelons que l’IA n’est pas aussi intelligente qu’on veut nous le faire croire) affichée tout au long du texte lui donne un côté un peu SF ; mais derrière le délire futuriste et scientiste de façade, on découvre vite (à la fin du texte) une réalité beaucoup plus prosaïque. L’école produit des tas de données : ce serait vraiment dommage de ne pas en faire profiter le marché de l’éducation. C’est pourquoi, « afin de favoriser le développement et la diffusion des innovations numériques dans les domaines pédagogiques et éducatifs, le ministère de l’Éducation nationale souhaite proposer une série d’actions visant à accompagner et soutenir les activités du secteur de la EdTech. » EdTech ? Quesaco ? Kosasa ? « L’association EdTech France rapprochent [sic] entreprises innovantes, organismes de formation et acteurs institutionnels pour promouvoir l’usage du numérique au service du développement des compétences » [1]. À ces bienfaiteurs désintéressés, l’école de la confiance ouvre grand ses portes [2]. On comprend que la « stratégie numérique du ministère » se résume à un calcul simple : faire profiter des entreprises privées des données produites par l’école, en échange de la mise à disposition de certaines de leurs ressources (équipements, logiciels, etc.) [3].

L’évaluation permanente des élèves et la relégation des enseignants aux statut d’usagers des machines à évaluer.

Selon les rédacteurs du texte, le numérique doit « libér[er] progressivement les professeurs d’un certain nombre de tâches apparaissant secondaires au regard des enjeux pédagogiques actuels ». On ne comprend pas tout de suite très bien à quelles « tâches secondaires » il est fait allusion, mais on se dit que c’est super, le numérique, ça nous rend plus libres. On verra bientôt qu’il s’agit de « certaines tâches de correction fastidieuses » : alors là, on applaudit, parce que nous les profs, on n’aime pas les tâches fastidieuses. Et « en même temps », on se demande : est-ce qu’on n’est pas en train de nous caresser dans le sens du poil pour mieux faire passer la pilule ? Et si c’étaient en fait les tâches qui définissent ce qu’il y a d’essentiel dans notre métier qui étaient menacées ? Poursuivons notre lecture pour en avoir le cœur net. « C’est dans cet esprit que le ministère, en s’appuyant sur les innovations technologiques (intelligence artificielle, objets connectés, simulations immersives, blockchain, etc.) accompagnera le développement de solutions numériques qui aideront les professeurs dans leur quotidien (entraînement, remédiation, auto-positionnement, activités d’évaluation, etc.) ». C’est clair, les enseignants sont appelés à passer du statut de producteurs de contenus pédagogiques à celui d’usagers des « solutions numériques » développées par des entreprises privées pour évaluer les élèves. Car l’école du XXIe siècle est celle de l’évaluation permanente [4]. Si le numérique doit apprendre quelque chose aux élèves, c’est à s’accoutumer à l’évaluation constante de leurs performances : qui a dit que l’école ne préparait pas au monde du travail ? Mais que les profs se rassurent : plus d’évaluations, ça ne veut pas dire plus de corrections, puisque c’est l’intelligence artificielle qui corrigera les copies à notre place [5] ! Pas besoin d’être devins pour comprendre ce que ça veut dire : on va adapter les évaluations aux capacités de correction des machines. Et comme on risque d’attendre longtemps que des machines soient capables d’apprécier la pertinence d’un argument ou d’une référence, ou de faire la part entre la démarche et le résultat dans la résolution d’un problème, on imagine le type d’exercices qui seront ainsi évalués : la réalisation hors contexte de micro-tâches qui permettront à la machine de remplir de beaux tableaux des compétences acquises par l’élève... On a vraiment du mal à croire que ces « pratiques […] innovantes doivent permettre de construire les compétences attendues des élèves au XXIe siècle : pensée critique, créativité, résolution de problèmes, collaboration, littératie numérique, ainsi que les habiletés sociales, culturelles, citoyennes » (comme si on avait attendu le XXIe siècle pour mettre l’esprit critique et la créativité au cœur des pédagogies émancipatrices...). On devine bien plutôt que la véritable finalité de « l’école de la confiance », c’est de former une main d’œuvre flexible et docile.

Mais les objectifs affichés de « la stratégie numérique du ministère », comme l’individualisation des parcours, la différenciation pédagogique, c’est quand même séduisant, non ? C’est bien dans l’intérêt des élèves ? À voir ! Là encore, c’est l’intelligence artificielle qui fera (presque) tout le boulot à notre place ! Ce qui se confirme, derrière l’utopie de l’intelligence artificielle au service de la pédagogie, c’est la destitution progressive des pédagogues, relégués au rang d’usagers des machines, plus qualifiées qu’eux pour « recommander des contenus ou des ressources », individualiser les parcours, déterminer les « situations d’apprentissage » et les modalités d’accompagnement (prétendument) les plus profitables à chaque élève [6].

Est-ce qu’ils y croient vraiment ?

Arrêtons-nous là [7]. On pourrait se demander si les auteurs croient vraiment à tout ce qu’ils nous racontent. On a de bonnes raisons d’en douter. Il faudrait faire précéder ce texte d’un avertissement à la Magritte : « Attention ! Ceci n’est pas de la science-fiction. » Tout ce délire technophile et futuriste ne sert qu’à enrober la réalité du projet de Blanquer pour l’école : faire de l’école publique une ressource et un client sur le marché de l’éducation, soumettre les élèves à une évaluation permanente de leurs performances, reléguer les enseignants du statut de producteurs de contenus pédagogiques à celui d’usagers des outils vendus par des entreprises privées. Écœurant et profondément inquiétant.

« Le numérique au service de l’école de la confiance » : attention, ceci n’est pas de la science-fiction.

Notes

[1La liste des entreprises membres d’EdTech France est .

[2« Il convient d’abord de favoriser une meilleure connaissance par ces acteurs de l’écosystème des écoles et des établissements scolaires […] Le ministère de l’Éducation nationale a aussi la volonté de développer et d’accompagner les innovations en favorisant les expérimentations des acteurs de la EdTech dans les écoles et les établissements scolaires. Le ministère souhaite donc développer une démarche explicite et transparente d’appui aux entreprises de la EdTech, en favorisant les échanges et le travail en partenariat avec les écoles, collèges et lycées. »

[3Notons en passant un autre cadeau fait au secteur privé : le changement de politique en matière d’équipement des élèves. « Si la modalité d’amorçage en cours de déploiement consiste à co-financer l’achat par les collectivités d’équipements mobiles ("plan tablettes"), la très large diffusion de ces équipements au sein de la population et leur renouvellement technique rapide conduisent à privilégier le développement de projets dits "AVEC" reposant sur l’usage en milieu scolaire de leur propre équipement par les élèves. […] Le déploiement s’accompagnera du co-financement par l’État d’outils spécifiquement destinés aux élèves boursiers ne disposant pas d’un équipement mobile utilisable en classe. »

[4« L’évaluation régulière des élèves devient un outil d’apprentissage à part entière. Le numérique va permettre d’expérimenter une évaluation renforcée, s’appuyant sur une meilleure valorisation des données et des capacités de partage améliorées au sein de la communauté éducative. Les élèves pourront s’entraîner, s’autoévaluer, participer à des moments de diagnostic reposant sur des contenus adaptés à leur niveaux et/ou à leurs besoins. »

[5« Le développement de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine scolaire va modifier les pratiques quotidiennes des professeurs en les aidant par exemple [...] à apporter une assistance à l’évaluation et à la correction des travaux de leurs élèves »

[6« Le développement de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine scolaire va modifier les pratiques quotidiennes des professeurs en les aidant par exemple à recommander des contenus ou des ressources ou encore à apporter une assistance à l’évaluation et à la correction des travaux de leurs élèves. L’IA pourra également révéler de nouvelles informations sur les parcours d’apprentissage des élèves. Elle permettra ainsi aux professeurs de mettre en œuvre des situations d’apprentissage et un accompagnement plus proches des besoins de chaque élève. […] Un outil d’aide aux élèves proposera [...] des activités d’évaluation et d’auto-positionnement [...]. À partir de ces résultats, des activités d’entraînement ou de renforcement des compétences seront proposées aux élèves. Grâce aux technologies d’intelligence artificielle, les propositions faites aux élèves seront de plus en plus personnalisées et précises. »

[7On aurait pu évoquer aussi les atteintes au droit à la formation sur le temps de travail rendues possibles par le développement du numérique à l’école (situation malheureusement déjà bien réelle) : « Les plus souvent marqués par la souplesse organisationnelle et la diversité de l’offre, les outils numériques peuvent se révéler très précieux pour la formation des professeurs. Les outils numériques permettent ainsi d’élargir l’offre de parcours de formation, d’assouplir l’organisation des temps de formation et d’assurer conjointement une formation au et par le numérique. »